Adrénaline et tremblements
Post by Rufus Flaron, ind - February 10, 2009 at 6:48 PM
Les flocons s'amoncellaient lentement sur les hauteurs urbaines, formant des couvertures blanches recouvrant presque toutes les tuiles d'ordinaire flamboyantes des toits de Systéria. L'hiver, sur l'archipel, ne faisait qu'embellir l'architecture et rendait heureux nombre de commerçants - les tisserands, par exemple. Et que dire de la joie des enfants lorsque leur était enfin possible la construction d'un soldat de neige! Lorsque cette dernière était tout juste assez collante pour être transformée en une oeuvre glacée, les jeunes habitants n'hésitaient pas à caricaturer leurs aïeux ou les héros de l'Empire sur la devanture de leur maison. Un badaud averti pouvait très bien croiser Thomas D'Ardefeu, Maemor II et Barbek le Sage sur la même allée...
Mais pour tout bonheur, il y a un malheur. Qu'en était-il de ces centaines de sans-abri qui, pendant les belles saisons, dormaient à la belle étoile dans les rues malpropres de la basse-ville (bien malgré eux)? Les monceaux de neige qui s'entassaient désormais dans les avenues rendaient la vie impossible à ces hommes, ces femmes et ces enfants silencieux, qui ne se plaignaient jamais autrement qu'en quémandant quelques piécettes aux passants. Le froid était tel que seule une infime fraction de ces êtres oubliés de la population pouvait se permettre d'encore dormir en sécurité à l'intérieur des refuges. Pour la grande majorité d'entre eux, l'hiver était une période d'instabilité à laquelle il était difficile de survivre. On se réfugiait sous les arches des échoppes ou les voûtes en pierre, qui offraient une frêle protection contre les intempéries. Cependant, le froid ne se vainquait pas aussi facilement. Les plus chanceux du lot arrivaient à se tailler une place sous les ponts, dont les dessous grouillaient de gens aux horizons bien différents. La pluriculturalité de Systéria était frappante lorsqu'on s'attardait aux origines de ces infortunés: les demi-orques, probablement trop stupides pour avoir trouvé un emploi, côtoyaient les petites-personnes frigorifiées, lesquelles fraternisaient un peu avec les gnomes. Cependant, les humains dominaient dans cette masse grouillante de misère. Ce qui était étonnant, néanmoins, était que toutes ces personnes soient réunies au même endroit, au même moment, sous la bannière d'un seul et même malheur: la pauvreté. Ce mal ne faisait pas de distinction selon la race ou le sexe.
C'est au beau milieu d'une de ces ruches d'humanoïdes, bourdonnantes de corps chétifs et flageollants, que se trouvait Rufus Flaron. Ses tremblements à lui étaient encore pire que ceux des autres: oncques n'auriez-vous pu trouver pareil trembleur ailleurs en ville. Ses spasmes incontrôlables, usuels chez lui, se combinaient à ceux causés par le froid, si bien qu'on eut dit qu'il était sur le point d'éclater en mille morceaux. Toutefois, à l'inverse d'un vase d'une grande valeur qu'on aurait voulu protéger, personne ne se souciait de sa condition. La seule chaleur qu'il trouvait était celle dégagée par cette masse d'individus. Son odeur fétide de poisson pourri se mêlait à celle des autres pour former un joyeux amalgame de puanteur, qui ne dérangeait guère ceux qui le formaient, néanmoins. Ils étaient devenus habitués à ce genre d'effluves.
Comme tant d'autres de ces ordes personnes, enlaidies par le temps, avilies par le manque et les carences et viciées par leurs fréquentations, Rufus ne parvenait à survivre qu'en faisant main basse sur des objets. La nuit, sous le pont, il se serrait contre ses compagnons d'infortune en espérant se réveiller le lendemain, et le jour, il parcourait les rues, l'air hagard (bien qu'il fut au paroxysme de la concentration), à la recherche de quelque chose à dérober. Un balandrin par ci, une miche de pain par là, et, lorsqu'on avait de la chance, une petite bourse, un bijou ou une arme légère. Lorsqu'on l'interpellait dans la rue, on était rapidement rebuté par son galimatias. Ce qu'il disait avait rarement du sens (à dessein, apparemment) et on aurait été bien en peine d'essayer de le comprendre.
Ce crapoussin était néanmoins habile dans l'art de trouver toute une gamme de subterfuges pour tromper ses victimes. Les gens dans la rue cachaient rarement leur aversion contre Rufus, dont les habits rapiécés ne laissaient aucun doute quant à son art.
Or, donc, un de ces jours de Froys où, justement, le froid vous tient les entrailles tel un chirurgien à l'aide de pinces, Rufus s'extirpa à grand-peine de son refuge et serra un peu plus ses haillons autour de sa taille. Enfilant un chapeau qu'il avait subtilisé l'année précédente, il se dirigea vers l'allée principale de la ville, avec une foule d'idées en tête. Le bègue puant repéra rapidement une cible idéale devant le Coin Chaud. Il avait faim, très faim... Il allait mettre la main sur cette miche de pain. Dissimulant son chapeau dans un pli de ses haillons et en relevant la capuche, il s'approcha à pas de loups de l'enfant qui tenait innoçamment le fruit de sa convoitise. Un succinct mouvement de tête l'assura que la mère ne regardait pas. Il s'élança le plus vite possible en direction de sa proie, qui n'eut pas le temps de réaliser qu'on le visait. Lorsqu'il se rendit compte que ses mains étaient vides, il se mit à hurler, mais Rufus avait déjà tourné le coin de la rue, filant à toute allure vers la basse-ville...
L'arrêterait-on en cours de route?