Histoires de Famille.

Histoires de Famille.

Post by Asphodèl du Typhon - August 29, 2011 at 6:38 AM

*Halte aux Voyageurs, Sud de l’Île de Systéria. *

C’était une petite bâtisse mal entretenue, faute de moyens conséquents. Un toit, quelques tables éparses, un comptoir branlant et un vin tourné depuis longtemps faisaient l’affaire. Il n’y avait ni auberge ni taverne à des lieues à la ronde. Les voyageurs n’avaient d’autres choix que de prendre repos ici avant de poursuivre leur périple. La caravane passait toute les deux à trois heures. Le paysage alentour était désolé et désertique. La Halte, entourée de friches, s’était construite au bord d’une route sinueuse qui longeait une forêt d’arbres sombres, rachitiques, sans feuillage.
Neige et pluie s’étaient éloignées vers des horizons plus obscurs, cédant une place privilégiée au Soleil dans le ciel. En ce début d’après-midi, les voyageurs étaient rares, mais présents. Deux hommes discutaient en terrasse.

« Tu as entendu cette histoire de démon? » disait l’un en fumant sa pipe.

L’autre haussa les épaules et jeta les dés.

« Il paraît aussi que le Gand-Inquisiteur de Nogar s’est marié. A une petite, du nom d’Asphodèl du Typhon. Je le sais parce que….l’ami du cousin de mon maréchal-ferrant est dans l’Ordre du Soleil et a dit que… »

Pendant quelques minutes il poursuivit inlassablement son récit, expliquant les rumeurs et leur provenance d’un ton aussi morne que la mort. Au final, son acolyte ramassa les dés, excédée par de foireux lancés.

« Pendant que les Inquisiteurs se marient les démons dansent. Cette gamine est une sorcière. Elle a dû envoûter notre Inquisiteur avec du poison qui attaque le cœur et la raison. Suppôt du mal. Daria l’a vu au cimetière un jour, elle bouffait des cadavres. »

Son compagnon s’apprêtait à répondre quand une ombre jaillit derrière le joueur de dés. Une poigne ferrée l’attrapa par le collet, le soulevant sans effort pour le plaquer violemment contre le table. C’était un inconnu à la stature fière et noble, qui ne souffrait d’aucun défaut physique. Vêtu de noir, la carnation de sa peau rappelait la lune blafarde. Ses yeux étaient deux puits sans fond, qui happaient toute lumière de leur obscurité grandissante. Et la voix s’élevant de sa gorge avait le tranchant mortel d’une lame d’obsidienne ; la pauvre victime sentit l’urine échapper à son contrôle, mouillant culottes et pantalon. Bientôt, l’odeur désagréable se mêla à celle de la peur :

« C’est de ma petite sœur dont tu parles, idiot. »

Jon Ledwynn n’était pas d’un naturel patient. Il dégaina sa lame qui couvrit le soleil, ombrant l’expression terrifiée de l’autre. Le fumeur de pipe, demeuré cloué à son siège, remarqua d’un œil averti la marque singulière de cette lame : sa forme droite et longue, sa garde puissante. Il écarquilla les yeux, soupirant de stupeur :

« Un garde impérial…vous faisiez partie de la Garde…Impériale… »

Le tranchant de l’épée flirtait avec le cou gras du manant, coupant son derme millimètre par millimètre. L’écorchure timide pleura quelques gouttes carmines qui souillèrent le noble acier de l’arme. Il avait une envie terrible de l’égorger, et de lui arracher la langue de son poing ganté. Ce serait un soudard de moins, et il rendrait service à une bonne partie de Systéria ; mais la vermine était faite pour se reproduire. Tuez-en un, et des dizaines réapparaissaient, plus vilains, plus haineux, moins scrupuleux. Ledwynn n’avait pas de mot pour décrire ce genre de grossier personnage polluant les routes de l’île. A la mort de sa mère s’était associé le départ injuste de sa jeune sœur, et il ne pardonnait pas les ragots calomnieux que l’on faisait courir sur elle. Au final il n’épargna pas la vie du joueur de dés, ni celle du fumeur de pipe. Il n’attendit pas non plus la prochaine caravane et s’enfonça dans les bois sombre, coursant pluie et neige vers le Nord. Lorsque le tavernier de la Halte aux Voyageurs émergerait de sa sieste, et dirigerait ses pas vers la terasse de son établissement miteux, il trouvera deux cadavres anonymes qui ne monteraient pas dans la prochaine caravane. Il les entasserait derrière la Halte, pour les brûler une fois la nuit tombée.

Le démon était partout, pensera-t-il en se signant, sous les traits d’un frère empli de chagrin, derrière les bonnes intentions de chacun, ou arborant le masque de l’ignominie.

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