L'élève
Post by Sakamae Nakaki, CP - September 12, 2011 at 5:16 AM
À coeurs malmenés, esprit de pierre tu auras.
Mettons un contexte. Un enfant arraché à son univers, battu, fondu, remoulé, re-fondu, re-moulé, abusé, rassuré, hébergé, mais tout de même laissé à lui-même. Un classique. N'en conviendrez-vous pas ?
Le bruit de papier était tout ce qui était audible dans la garçonnière. Les pages tournaient, mais l'élève ne lisait pas. Elle survolait, tout au plus. Le maître était sorti. Pauvre coeur de paille, malade, souffrant. Il ignorait la richesse de ce qu'il tenait entre ses mains. Il n'avait pas encore réalisé ce qu'elle convoitait. Elle ne savait pas non plus l'objet des désirs de l'homme, sinon d'être soigné. Il n'avait encore jamais demandé sa pitance. Mais tous les hommes finissent à exiger. Elle s'y attendait.
Dans son univers rempli d'un vide bien pressant, une pièce. Gardée jalousement au creux d'une main. Une clef. Jardin intime, sinistre repaire puant la Thaarité. Victime d'une obsession compulsive. Pire que celle de se nettoyer les mains, pire encore de celle à ressembler à cette fausse-mère qui l'avait prise sous son aile, et encore bien pire que celle de faire taire tous les bruits qui envahissait ses oreilles. Silence. Son appartement.
Vingt-cinq ans, aucune expérience. La maladresse, l'incapacité de vivre par elle-même. Une incapable. Comment Claudius Corvus avait-il pu accepter cette bonne à rien comme apprentie. Apprentie de quoi, d'ailleurs ?! Une souche vide, pas même apte à s'insuffler plus de trois émotions. Un canevas prêt à être peint. Re-peint. Remanié, contrôlé, contrôlant. Quelle étrange mélange. Un qui va se faire manger par les vers dans la fange Nguelindienne. L'autre arrivant difficilement de quitter les quatres murs de la quatrième garçonnière de l'auberge "Au Fil de l'Eau".
Tout ça pour quoi?
Ça.
Ferme les yeux. Vas-y, ferme-les. N'ait pas peur.
Sakamae ferma ses yeux. En proie à ses nouvelles sensations. Elle n'éprouvait toujours pas les émotions. La déficiente aurait bien aimé, quoi que le mot utilisé est fort. Un espoir. Le mentaliste aurait-il pu lui apprendre à ressentir autre chose que la colère, la peur ou la neutralité? Oh, vrai, elle pouvait se sentir méchante par moments, mais cet état d'âme la terrifiait à un point tel qu'elle s'enfermait entre ses quatre murs pour que personne ne soit touché par cette force farouche qui sommeillait au fond de sa tête: son âme.
Endormir des chats d'un regard lorsqu'ils venaient se frotter à ses jambes en feulant. Laisser des crapauds flotter à l'envers sur la surface d'une mare ou encore enfermer divers insectes sous une cloche en verre, simplement pour le plaisir de voir sa réaction lorsqu'elle l'enfumerait. Puis, un frisson affreux, la culpabilité. Ne pouvant se détourner du résultat, concentrer toute son énergie sur la créature qui luttait ses derniers efforts afin de rester en vie, jusqu'à ce que la créature obéïsse. À gauche, à droite. Un esprit si facile à percer. Si facile...
Et les chuchottements. Les gens qui passent dans la rue. Qui n'ont aucune idée qu'une mentaliste de naissance habite si près. Ils pensent. Oh, rien de bien vilain, la plupart ne pratiquent pas l'occlumancie. Et il faut avouer que ce ne sont là que des bribes, des pensées presque chuchotées. Certaines se demandent ce qu'elles cuisineront pour le dîner, d'autres estiment d'avance le nombre d'écus leur rapportera leur prochaine commande, certains pensent à la moiteur de la prochaine femme de la Rose Cendrée.
D'autres chuchottements lui parviennent également. Ceux-là, beaucoup plus effrayants. Thaar ne l'a pas soulagée après toutes ces années. Ils ne sont pas compréhensibles pour la plupart. Ressemblent davantage à des plaintes, des grognements soufflés ou parfois même ont l'apparence d'un soupir. Et lorsque ces chuchottements lui parviennent, sa vision devient trouble. Sa concentration devient nulle et d'étranges silhouettes semblent s'évaporer dans une direction ou une autre. Fermer les yeux ne sert à rien, elle le sait bien. L'élève n'est plus une enfant.
Mais aujourd'hui, maintenant, ça sera différent. Le maître lui a offert les outils nécessaires à comprendre, à contrôler.
À contrôler, oui. À savoir, ressentir...
Un jour, saurait-elle comment aimer ?
Post by Sakamae Nakaki, CP - September 13, 2011 at 4:34 PM
Aujourd'hui, c'était jour de sortie. La toute t'Sen enfila ses habits d'ordinaire. Une tenue ordinaire, pour une fille d'apparence ordinaire (ou à peu près). Comme à son habitude, elle lissa les pans de ses vêtements, s'assurant que tout soit digne de cette mère à qui elle avait emprunté le nom. Autrement, vraiment, elle n'en aurait rien eu à faire. L'élève refit ses nattes, les petits cheveux qui s'échappaient après la nuit de sommeil agitée venaient la chatouiller. C'était très difficile de se concentrer sur sa tâche lorsque ça arrivait. Ensuite, elle prit un bon tour de sablier afin de choisir l'oeuvre qu'elle emmènerait avec elle lors de son pélerinage d'une journée. Glissant ses doigts contre les reliures usées. Le grattement du cuir avait quelque chose d'agréable à entendre. Un livre parmis les nombreuses piles, puis un vacarme de bouquins qui tombent en dominos sur le sol. Qui s'échouent, seuls ou en groupes, mal aimés, laissés pour compte.
La clef dans la porte, le cliquetis annonça le début de son périple. Un éclat de soleil vint l'aveugler lorsque la porte s'ouvrit, ses pupilles rétrécirent, les iris miroitèrent de leur couleur olive-ambrées. Puis, comme si, ce que nous voyons n'avait eu aucun impact sur la principale intéressée, elle quitta sans jeter de regards derrière elle, porte fermée, verrou automatique.
Comme à son habitude, elle prit une galette d'avoine fraîchement sortie du four, à l'établissement du rez-de-chaussée. Ne dit pas un mot au propriétaire de l'établissement, qui lui, pesta tout bas contre sa très étrange locataire. Puis sortit à l'air libre.
La rumeur de la rue était habituelle. Les marchands, les passants, la marmaille qui pleure, les nuages de fumée de l'atelier Lidenbrock. La moins putoise Taur'Amandïl quitta son petit quartier tranquille à cette douce mélodie pour se diriger vers un quartier plus animé. Le quartier marchand ! Tous les sbires de l'imposante d'Orbrillant s'affairaient comme des abeilles autour d'un rayon de miel. Ils transpiraient presque leurs pensées. Certains calculaient leurs écus, d'autres vérifiaient l'état des marchandises à étaler sur leurs comptoirs. Les gardes hélaient les gens soupçonneux. C'était l'endroit idéal pour pratiquer.
Sakamae s'assit contre le rebord de la fontaine de la place. Le bruit de l'eau qui s'écoule était presque complètement assourdi par l'animation du marché. Il était difficile de se concentrer sur tout ce qui arrivait. Tant de gens, tant de bruits, tant d'odeurs. Elle enserra entre ses doigts la pointe d'une de ses nattes, laissant l'autre pendre mollement sur sa poitrine de femme. Un avant-midi sans encombres, à observer, en silence, tout simplement. Devenue invisible pour la quasi-majorité des gens, elle était devenue soudée à la fontaine, pour certains, elle était faite de la même matière.
Un avant-midi était déjà passé qu'une personne réussit à la faire sortir de sa torpeur. Les vibrations dans l'air rapportaient à Sakamae un air doucereux, presque douloureux. Puis, elle le vit. Une peur vrilla ses entrailles. Nombre de jeunes femmes se pâmaient devant le musicien. Mais Sakamae n'était pas l'une de ces traditionnelles jeunes femmes. Une brume semblait entourer le jeune homme. Une brume colorée, légèrement teintée de vert. L'ondoiement de ses notes, qui flottaient dans l'air. Comme on écrit un orchestre sur papier, elle suivit les ondulations qu'elle seule hallucinait. Le monde autour d'elle se métamorphosait. Comme on le décrit dans les contes de fées, lorsque la sorcière s'en prend à la princesse, toute la ville se déformait sur son passage. Les sons devenaient hostiles et étranges, les voix se déformaient pour devenir des murmures tordus.
Un hurlement de terreur ramena l'élève à la réalité. Son regard redevint brillant et vit le violoniste crispé de terreur, en proie à une hantise dont personne ne comprenait le sens. Sakamae relâcha la pierre d'émotions, la main dans son sac à mains, et s'enfuit... Trouvant refuge dans le cimetierre bordant la cathédrâle.