Le Piano
Post by Lorelei d'Avila, CP - October 15, 2006 at 11:39 PM
La pluie battait son rythme irrégulier sur les carreaux des fenêtres de la sombre bibliothèque, une nouvelle journée pluvieuse à Systéria s’annonçait. Les aurores du matin ne vinrent pas éclairer l’intérieur du bâtiment ce jour là, si bien que Lorelei se rendit à peine compte du moment où la lune céda sa place à l’astre du jour. Trop absorbée par son travail, la rédaction de sa recherche, elle n’avait pas levé le nez de ses cahiers depuis de nombreuses heures.
Elle aimait le bruit de ces petites gouttes, leur martèlement inconstant mais insistant, dissonant avec le calme rythme du coeur qui battait sous sa pâle chair. La dissonance, voila une chose formidable, une des manifestations palpables du chaos. Sa plume bercée par ce rythme particulier, suivait lentement son trajet sur le papier, l’ornant de belles lettres et de significations obscures pour ceux qui ne s’intéressaient pas à la magie, le grattement de la plume venant se mêler à la cacophonie de l’orage.
Soudain, elle s’arrêta, un son étranger vint s’immiscer dans cette symphonie, un bruit qui fit frémir la jeune fille, glaçant son sang… Les notes d’un piano portées par le vent vinrent semer la graine du souvenir, arrachant Lorelei à son étude. Le paysage se transforma graduellement devant ses yeux, la ramenant plus d’une dizaine d’années en arrière.
Le rythme de la pluie devint de plus en plus régulier, donnant place au son du claquement sourd d’un souiller sur la pierre, un battement régulier qui accompagne les notes d’un piano… Une douleur soudaine… une règle claque sur sa frêle main à la peau livide…
« Fausse note, encore! Recommence »
Sa voix est toujours aussi stricte, elle n’aime pas entendre cette intonation coléreuse, elle déteste qu’il se fâche, le décevoir... Elle suit ses ordres.
Les notes reprennent le début de la mélodie, il chante :
« À Bacharach il y avait une sorcière blonde
Qui laissait mourir d'amour tous les hommes à la ronde
Devant son tribunal l'évêque la fit citer
D'avance il l'absolvit à cause de sa beauté
Ô belle Loreley aux yeux pleins de pierreries
De quel magicien tiens-tu ta sorcellerie…»
Il s’arrête, encore, il regarde son élève.« Encore une fausse note! Quand vas-tu te concentrer! ». Cette fois il abat la règle sur sa main avec plus de force encore, sa peau a perdu sa pâleur, écarlate de douleur. « On recommence, reprends dès le début à nouveau ». *Il fallait toujours qu’elle soit parfaite, elle ne pouvait faillir un instant. Il reprend son couplet, elle poursuit : *
« Je suis lasse de vivre et mes yeux sont maudits
Ceux qui m'ont regardée évêque en ont péri
Mes yeux ce sont des flammes et non des pierreries
Jetez, jetez aux flammes cette sorcellerie »
*Cette fois-ci, la règle ne s’abat pas, il reprend de sa voix grave et agréable: *
« Je flambe dans ces flammes ô belle Loreley
Qu'un autre te condamne tu m'as ensorcelé »
Elle se permet un sourire, s’il ne la fait pas s’arrêter c’est qu’elle a enfin réussi à jouer ce mouvement, c’est qu’elle s’approche de la perfection qu’il exige tant d’elle. Parfaite elle doit être, comme toutes ses créations, mais elle sera le plus extraordinaire exemple de la perfection, oui, et il lui sourira à la voir si parfaite et si pure…
Elle reprend son chant :
« Évêque vous riez, Priez plutôt pour moi la Vierge
Faites-moi donc mourir et que Dieu vous protège
Mon amant est parti pour un pays lointain
Faites-moi donc mourir puisque je n'aime rien
Mon coeur me fait si mal il faut bien que je meure
Si je me regardais il faudrait que j'en meure
Mon coeur me fait si mal depuis qu'il n'est plus là
Mon coeur me fit si mal du jour où il s'en alla »
*Elle sent la main de son tuteur se resserrer sur son épaule, ses ongles pincer sa peau. Elle s’arrête. *
« Pourquoi t’arrêtes tu maintenant! Continue! Bon sang, tu veux vraiment me rendre fou gamine! » *Elle frémit, sa voix est encore plus froide que la neige qui recouvre les champs au dehors. « Reprends ce couplet ». Elle reprend, sa voix plus tremblante, ses doigts parcourant les touches avec de moins en moins de certitude. La règle s’abat à nouveau, cette fois elle ne ressent plus la douleur, elle l’avait anticipée. Elle est trop nerveuse, elle n’y arrive pas. *
- Je suis désolée père…
*Lorelei sent ses yeux picoter, les larmes remontent, la frustration de lui déplaire. La douleur d'une baffe sèche sur sa joue déloge leur flot de ses paupières. *
- Je t’ai déjà dit de ne pas m’appeler ainsi, je ne suis pas ton père.
Elle répond d’une voix plus effacée :
- Je suis désolée Sire Vaëliss.
- On recommence au prochain couplet.
C’est une obsession à ce point, il faut qu’elle y arrive. C’est ainsi pour tout, si elle n’est pas parfaitement habillée, parfaitement coiffée, si elle ne dit pas la bonne chose au bon moment, si elle n’esquisse pas le parfait sourire face aux convives... Elle est son plus joli faire valoir, sa poupée de cire. Il la garde enfermée dans sa maison, elle n’en sort que pour l’accompagner aux soirées mondaines, jouer au piano, faire de jolies courbettes, et se tenir silencieuse surtout, loin des autres enfants. « Les autres sont un mauvais exemple » lui dit il, tous des petits enfants sales, des futurs ivrognes, des débauchés, qui ne connaîtront jamais le véritable sens des choses. Lorelei ne s’en plaint pas, elle n’a jamais connu autre chose. La vaste bibliothèque de la maison lui permet de s’évader les jours où les barreaux de sa prison d’or semblent se ternir, où la lassitude et la tristesse assombrissent son existence.
Elle joue du piano du mieux qu’elle le peut, car de temps en temps elle parvient à lui arracher un sourire, à ce difficile tuteur, et ce sourire fait son bonheur, l’emplit de fierté et d’une étrange chaleur. Il reprend le chant, accompagné par les notes de son élève assidue :
« L'évêque fit venir trois chevaliers avec leurs lances
Menez jusqu'au couvent cette femme en démence :
Va t-en Lore en folie va Lore aux yeux tremblants
Tu seras une nonne vêtue de noir et blanc
Puis ils s'en allèrent sur la route tous les quatre
la Loreley les implorait et ses yeux brillaient comme des astres »
Elle essaye de chanter avec plus d’assurance, bien que des larmes souillent ses pâles joues :
« Chevaliers laissez-moi monter sur ce rocher si haut
Pour voir une fois encore mon beau château
Pour me mirer une fois encore dans le fleuve
Puis j'irai au couvent des vierges et des veuves »
« Là haut le vent tordait ses cheveux déroulés
Les chevaliers criaient Loreley Loreley »
« Tout là bas sur le Rhin s'en vient une nacelle
Et mon amant s'y tient il m'a vue il m'appelle
Mon coeur devient si doux c'est mon amant qui vient »
Et leurs voix à l'unisson, ensemble comme s'ils étaient père et fille...
« Elle se penche alors et tombe dans le Rhin
Pour avoir vu dans l'eau la belle Loreley
Ses yeux couleur du Rhin ses cheveux de soleil »
Il n’y eut pas de sourire à la fin de son chant ce jour là, mais il viendrait un autre jour, car elle rechercha la perfection sans poser de questions.
Aujourd’hui, elle ne voulait plus jamais entendre parler pianos. La perfection, la pureté qu’il lui avait instauré, elle la souillerait pas à pas, elle s’y affairait depuis son arrivée à Systéria… Elle en détruirait chaque parcelle, tout sauf la discipline qu’elle consacrait à l’étude de la magie. C’était bien la seule chose pratique qu’il lui avait enseignée. La dissonance de la pluie avait repris son rythme, les notes du piano s’étaient vues engouffrées par le grondement de l’orage. Elle soupira de soulagement… plus jamais ne voulait elle entendre jouer cet instrument.
[HRP: Poème de Guillaume Apollinaire]
Post by Lorelei d'Avila, CP - November 2, 2006 at 7:37 PM
Silence.
Obscurité.
Loreleï avait appris à apprécier ces deux éléments à leur juste valeur. Ils l'enveloppaient agréablement, comme une couverture chaude en plein hiver, la laissant avec une sensation de paix.
Combien de fois l’avait il mise dans ce petit placard déjà, parce qu’elle n’avait pas été sage? Enfant entêtée, turbulente adolescente, elle ne se méritait que cela pour ses imperfections. Depuis quelques années elle s’était enfin cru libérée de ce genre de situations contraignantes; il lui avait trop souvent voilé la vérité, elle ne comptait plus le nombre de fois qu’il l’avait enchaînée, il avait frappé sa petite main une fois de trop… trop de choses s’empilaient et lorsqu’elle en avait eu assez, l’avalanche de sa haine s’était avérée fatale, la patience de tous connaît ses limites.
Elle venait ainsi, sans vraiment s’annoncer, cette vilaine colère, comme des fourmis aux pieds quand on cesse de bouger trop longtemps, lui rappelant que parfois il fallait crier, s’insurger. Elle s’immisçait dans son doux caractère, forgé par les années de leçons, le travail méticuleux de son tuteur, qui avait fait d’elle sa jolie poupée, son monstre au sourire d’ange, aux petites mains de porcelaine. Au moment où sa haine culminait, à cet instant précis où s’envolait l’ange, toute sa douceur se voyait anéantie, laissant en elle un vide que seule sa colère pouvait combler; la folie du moment lui faisait perdre son sens de la perspective… « Ah quelle faiblesse » disait le maître. Ah comme il avait raison.
Ici, dans cette chambre capitonnée, la pénombre était encore plus intense que celle du vieux placard, le silence encore plus pesant. Mis à part le cri d’un quelconque autre détenu qui réussissait parfois à traverser les murs épais de sa cellule, rien… pas un bruit. Elle pouvait entendre sa respiration, son ventre grouiller, son sang bouillir. La cacophonie de son corps la berçait, chassant un peu de ce silence étouffant.
Lorelei resta allongée dans sa cellule, cela ne servait à rien de crier ni de frapper sur les murs. Cet asile était bien isolé, personne ne l’entendrait, à quoi bon? Sa raison ne lui échappait pas encore, elle avait bien des choses aux quelles réfléchir : la transformation de la matière, les principes alchimiques, les aléas de l’espace temps, les merveilles de l’éther… Mis à part son mandat qu’elle devait mener à bout, autre chose torturait son esprit : elle se rappela d’une promesse qu’elle avait faite ce matin là, quelqu’un l’attendait cette nuit. Il ne la verrait pas d’ici longtemps, peut-être plus du tout. Et son prisonnier, la jolie toile de ses expériences, que devenait il? D'ailleurs, comment avait elle réussi à se faire répéter l'histoire, à nouveau enfermée, selon les cruels désirs d'un maître, elle s'était pourtant promis que cela ne se reproduirait pas. Les souvenirs de la journée étaient vifs, bien qu'un peu flous, sans doute à cause des relents de l'étrange substance qui coulait encore dans ses veines. Les heures passaient, les journées peut-être, elle n’en savait rien, il était dur de garder une notion du temps dans ce sombre espace renfermé.
Après que son esprit ait exploré maints sujets, elle se mit à compter ses battements de cœur, par séries de trois, pour briser l’ennui. Trois, le chiffre parfait, la trinité, l’équilibre qu’elle cherchait tant, tout se résumait par ce chiffre.
« Un deux trois… un deux trois »
Serait-ce la folie de son esprit, ou l’ennui total qui vint ouvrir la porte aux songes qui la hantaient, songes qu’elle avait enfoui dans les recoins glaciaux de son âme pour qu’ils y restent enfermés, gelés dans le temps? Qui sait, mais les notes d’un piano vinrent soudain résonner dans ses petites oreilles, se mariant au rythme de son décompte, à celui des battements de son cœur. La mélodie lui donna la nausée, affola ses sens. Lore sentit une sorte de fièvre s’emparer d’elle, tandis que le son de la musique s’intensifiait. D’autres instruments vinrent se joindre à la macabre symphonie, à cette horrible mélodie qui attisait sa haine, chassant la douceur, envahissant l’abyme… Elle perdit alors son calme.
Loreleï se mit à crier, des cris stridents, emplis de terreur, sciant le silence réel de l’asile. Ses poings s’abattirent vainement sur les murs, à répétition. « Silence! Silence! Je ne suis pas folle, sortez moi de là! » Mais si elle était folle, et personne ne répondrait. Elle finit affalée à quatre pattes, en pleurs, un liquide chaud à l’odeur pestilentielle trempant ses frêles mains.