[BG] Un regard rouge sang

[BG] Un regard rouge sang

Post by Amathya Silwinaïré, Juge - December 17, 2006 at 9:51 PM

Ililkiël Silwinaïré

C’est au sommet enneigé de l’une des montagnes qui bordent la verdoyante Jungle d’Arwa’Sule que commence notre histoire; ces montagnes sont réputées pour leur beauté légendaire, mais aussi pour les nombreux mythes qui circulent à propos de ces lieux. Maintes histoires féeriques se référent à ces lieux longtemps craints par l’humanité et les autres peuples du continent sud, non seulement pour le rude climat qui règne à leur sommet, mais également pour les divers peuples de dangereuses créatures qui les habitent.

La pâle silhouette d’Ililkiël Silwinaïré se déplaçait furtivement entre les bancs de neige de la montagne. Il se fondait au paysage tel un flocon de plus parmi la vaste étendue glaciaire. Ce matin là il remerciait les dieux de l’avoir fait tel qu’il était, la lignée des Silwinaïré était réputée pour la pâleur de leur peau et pour leurs blancs cheveux argentés. C’est pour cette raison qu’on avait attribué ce nom à leurs ancêtres : Silwinaïré qui, malgré les maintes déformations causées par les siècles et les générations, veut dire «larme de bouleau» en elfique. La famille d'Ililkiël était aussi l’une des principales familles marchandes de la cité, bien que le commerce avec le monde extérieur n’ait jamais été tenu en haute estime par les elfes, ceux de Mirë’Irin en avaient compris la valeur. Depuis quelques siècles déjà, la famille Silwinaïré, qui était composée de grands voyageurs, avait ramené des trésors comparables aux merveilles elfiques à la grande ville de Mirë’Irin, et avait réussi à grimper jusqu’au statut de huitième maison de la ville, se gagnant ainsi une place parmi la noblesse et parmi le conseil des décideurs…

Tout cela était loin dans l’esprit d’Ililkiël, qui savourait sa liberté actuelle, les risques qu’il prenait en cette montagne et ceux qu’il prendrait dans la jungle. Le sang aventurier coulait dans la lignée, et le sien bouillonnait déjà à la pensée du prochain trésor qu’il ramènerait en ville : une fleur rarissime, qu’il offrirait à la famille d’une certaine demoiselle qui l’attendait. Quelque part, dans la jungle d’Arwa’Sule, poussait cette fleur.

Passant un large rocher, de la taille d’au moins deux hauts arbres, Ililkiël arriva enfin à un grand précipice qui surplombait l’étroite vallée menant à la jungle. Ici la neige fondait déjà, laissant graduellement place à la toundra, qui se transformait plus bas en un vaste tapis de jade et d’émeraude : la Jungle d’Arwa’Sule. Bien que la température cette jungle soit plus agréable, sa réputation n’était pas moins dangereuse que celle des montagnes qu’avait gravi le jeune elfe.

Avant d’entamer sa descente, Ililkiël prit le temps de s’asseoir et de penser, en bon elfe qu’il était, les années d’expérience lui avaient démontré à quel point les temps réflexion étaient précieux. Il songea à sa raison d’être ici, loin des siens, ainsi qu’à son prochain retour à sa ville natale, Mirë’Irin. D’ici quelques mois, il serait marié, ses ailes se verraient enchaînés, sa liberté compromise. Heri Fanya Dalanthalië, première née d’une affluente famille marchande, l’attendait à Mirë’Irin, où ils seraient unis au prochain cycle. Les pensées d’Ililkiel s’attardèrent sur elle… Quelques elfes avaient droit à l’amour, d’autres au prestige. Il n’appréciait pas particulièrement sa fiancée, son caractère était fade et ennuyeux; tout le contraire d’Ililkiël, qui préférait les femmes exubérantes. Cependant l’alliance entre la famille Dalanthalië et la sienne leur apporterait beaucoup de prestige, bien que la famille de sa fiancée soit moins affluente que celle des Silwinaïré, elle contrôlait un secteur important du commerce, celui des armes. L’union entre les deux familles était donc purement politique, et porterait ses fruits. « L’amour sera une aventure que je ne connaîtrai pas, mais, au moins j’en connaîtrai d’autres… » se disait Ililkiel, comme pour se convaincre et se soumettre à sa situation.

Le jeune elfe aurait pu passer des journées assis à réfléchir à son avenir, il est dit que les elfes ont la même notion du temps que les arbres, une notion qui se rapproche de l’éternité. Ceci dit, le froid commençait déjà à s’attaquer à ses membres au repos, si bien qu’il décida de se relever et d’entamer sa descente avant de finir à jamais glacé parmi les autres légendes de la montagne. Il se dirigea avec entrain vers la jungle, il ne ferait pas attendre une occasion de plus de vivre l’aventure. À ce moment précis, Ililkiël jouissait pleinement de sa liberté, mais un goût amer dont il ne pouvait se débarrasser lui venait à la bouche en songeant à l’avenir…


Post by Amathya Silwinaïré, Juge - December 31, 2006 at 12:20 AM

Sophia d'Antrémis

Combien de temps s’était-il écoulé depuis sa descente des pics enneigés? Ililkiel n’en était plus tout à fait certain. Il lui semblait que sous l’épais drapé de verdure, le temps s’écoulait bien plus lentement qu’ailleurs. Seuls quelques fils d’or, témoins d’un soleil distant, s’infiltraient entre les branches des majestueux arbres de la jungle; le soir venu, ils se dissipaient en une pluie de lumière sanglante, laissant place à la pâle et nacrée lueur de la lune, qui arrivait à peine à réclamer son règne sous la dense tapisserie d’émeraude.

Avec les semaines, telles des vagues dont le rythme transcendait le temps, les quelques rayons de lune qui atteignaient les sous-bois augmentaient et diminuaient en puissance. Ililkiel avait compté quatre nuits sombres depuis le début de son voyage. Cette nuit là, alors qu’il essayait de regagner une vague notion du temps, il lui vint à l’esprit que la date de son mariage approchait, et une étrange sensation d’angoisse et d’empressement, rare chez les siens, s’empara de lui. Le nom de la fleur mythique qu’il recherchait battait dans son esprit, semblable aux battements d’un tambour de guerre : plus il y pensait, plus il angoissait. L’Amathya, qui selon les légendes, ne poussait qu’une fois tous les cent ans au sein de cette jungle, lorsque le soleil rencontre la lune sous le regard de Mélurine, n’avait toujours pas honoré le voyageur de sa présence…

Ililkiel décida de ne pas se reposer cette nuit là, tout comme il l’avait décidé les trois nuits précédentes, et bien que son corps endolori et ravagé par les maints combats qu’il avait enduré lors de cette expédition lui réclamait un moment de repos, ses jambes continuèrent leur chemin, propulsées par l’angoisse de ne pas trouver la rare fleur enfouie quelque part dans la jungle. Il s’avançait entre les arbres, guidé l’instinct et l’espoir plus que par la raison, sans les étoiles pour le guider son esprit aussi épuisé que son corps avait perdu la notion de l’espace. Dans cette prison de sombre jade et d’émeraude, où il ne faisait plus qu’errer depuis des semaines, il était dur de prendre ses repaires : rien ne se ressemblait exactement, mais tout avait un semblant de similitude.

Le bruit constant du feuillage bruissant à la brise et de la myriade insectes qui habitaient ces lieux devenait presque assourdissant; à force de l’entendre il n’écoutait plus, ces bruits étaient maintenant tout aussi familiers que le sifflement de son propre souffle. Ce fût un rugissement lointain qui troubla la symphonie de la nuit, et qui arracha Ililkiel à ses pensées embrumées… il s’arrêta sur son chemin, cherchant l’origine du bruit. Le paysage sonore changea soudainement, il lui sembla que tous les insectes s’étaient tus, seules les feuilles continuaient leur danse au vent. Leur bruissement constant aggravait son esprit, étouffant l’ouïe de l’elfe, ses instincts criaient au danger, mais ses sens trop fatigués n’arrivaient pas à desceller l’origine du rugissement. Il n’entendit le craquement des branches que trop tard, rapide comme l’éclair, une masse sombre s’affaissa sur lui, et tout devint silence…

Ililkiel se trouva plongé dans un monde de rêves, était il mort ou vivant? Il ne le savait pas. Il n’avait rêvé ainsi qu’une fois auparavant, lorsque les blessures d’une bataille féroce avaient plongé son corps dans un rare sommeil. Loin de la rêverie typique des elfes sur lesquelles il avait un certain contrôle et qui aidaient typiquement les siens à garder un lien avec les nombreuses années de vécu, ces rêves intangibles glaçaient son sang, il se laissait porter par les événements incongrus comme une algue déracinée voguant en mer. Il vit sa future femme, sa famille, et au centre de tout, l’Amathya, obsédante fleur perdue dans les vastes jungles, qui s’éloignait toujours plus de son chemin…

Ses songes s’échouèrent sur une plage chaleureuse, sous la voûte rougeâtre du ciel, où le parfum d’un encens épicé chatouillait ses narines. Le monde du son revint au galop, brisant le doux murmure de ses rêves en un instant : la mélodie d’une flûte, de clochettes et de tambours accompagnée d’un chant rythmé l’arracha lentement aux bras de morphée. Les yeux de l’elfe s’ouvrirent un peu plus, réalisant que le ciel rouge n’était autre que le tissu d’une tente éclairée par quelques bougies. La fumée de l’encens dessinait des formes éthérées au dessus de son visage, dans sa torpeur il essaya de les rationaliser, d’en reconnaître la forme… Les sinueuses spirales de fumée encadraient le visage d’une femme, son doux sourire, d’une telle beauté… Ililkiel referma les yeux pour tenter de se ressaisir, il lui semblait qu’il y a quelques instants il était encore dans l’immensité de la jungle; où était il maintenant? Comment s’était il rendu là? Une froide caresse sur sa joue l’arracha à ses pensées.

« Bonsoir voyageur » dit une voix suave, méconnue et familière à la fois, « Je craignais que vous ne vous réveilleriez jamais… ouvrez les yeux, vous êtes en sécurité ».

La cacophonie de la musique, sûrement située au-delà de l’enceinte où il était allongé, revint piquer sa conscience endormie, si bien qu’il ouvrît à nouveau les yeux. Cette fois sa vision était plus claire, il détailla la femme qui était assise à côté de sa couchette. Ses yeux étaient de la couleur du miel, sa peau, caressée par la lueur des bougies, semblait faite de soie ambrée, une nuée de cheveux de jais s’échouait sur ses épaules. C’était peut-être son état fébrile, mais il lui semblait ne jamais avoir vu une humaine aussi belle. Elle lui souriait, et Ililkiel plaça tous ses espoirs dans ce sourire, oubliant sa quête à cet instant même. Lorsqu’elle s’approcha pour l’étreindre, il lui sembla qu’il avait été dans les bras de cette femme mille fois auparavant, dans une autre vie peut-être, et que tout aboutissait là, que sa quête était finie, il avait trouvé son refuge…

Plusieurs semaines passèrent et Ililkiel regagna peu à peu ses forces et son état d’esprit, aventurier et fougueux. Il apprit à connaître la femme qui s’était occupée de lui et avec laquelle il partagait ses nuits, étrangement sans se questionner: Sophia d’Antrémis, une gitane extraite d’une longue lignée de voyantes. Elle percevait la vie d’une manière curieuse, elle parlait souvent de symboles et de significations obscures qui échappaient à l’esprit elfique, mais qui fascinaient Ililkiel. Selon Sophia, tout était relié au passé et à l’avenir, à une destinée prescrite, auquel ni lui ni elle pouvait échapper. Elle l’avait attendu toute une vie, disait-elle, elle s’était donc offerte à lui, et durant ces jours paisibles Ililkiel oublia sa famille, ses devoirs, et la noble elfe qu’il devait épouser d’ici peu.

Sophia vivait parmi une troupe de forains, qu’elle-même appelait sa famille, bien qu’elle ne partageait réellement des liens de sang qu’avec une vieille femme que l’on appelait « l’ancienne » et sa descendance. Cette femme dont la peau ridée avait un aspect ciré et défraîchi, et que les forains traitaient avec respect, comme une sorte d’oracle, semblait diriger la troupe gitane. Aucun de ses membres n’osait contredire sa parole. La caravane était composée d’individus étranges et hostiles; parmi les quelques forains à l’aspect normal, les danseuses exotiques et les misérables animaux de cirque, se trouvaient toute sorte d’humains monstrueux: un homme à la peau si brûlée qu’il était méconnaissable, des siamoises à la peau d’ébène, un aveugle au regard vitré, et bien d’autres curiosités. Entre eux, ils se traitaient comme une vraie famille, peu importe leur aspect et leur origine. Ils partagaient tous des liens étroits, que ce soit dans l’amour ou dans la haine. Parfois il semblait à Ililkiel qu’il ne s’était jamais réveillé de ses rêves et si ce n’avait pas été pour la belle Sophia, il aurait juré qu’il avait été damné à errer dans un monde cauchemardesque.

La caravane gitane était de passage dans une ville qui bordait la jungle, où chaque soir ils émerveillaient les habitants par leurs spectacles exotiques, leurs contes invraisemblables et leur mystérieuse musique. Chaque nuit leurs poches s’emplissaient, que ce soit grâce à leur éloquence ou grâce à leur facilité pour le vol; peu importait, ces gens vivaient au jour le jour, indifférents aux lois humaines et aux devoirs des mortels. Tous les bijoux et les objets de valeur d’Ililkiel avaient étrangement disparus, Sophia lui avait expliqué que c’était le prix à payer pour son droit de passage et qu’il ne devait pas les réclamer sans quoi il s’attirerait la furie de l’ancienne. Il ne savait pas de quoi était capable cette vieille folle, mais il préféra ne pas remettre en question les recommandations de son amie. Les autres forains ne s’adressaient que très rarement à Ililkiel, c’est à dire seulement quand c’était absolument nécessaire, ils se méfiaient vraisemblablement des étrangers, sauf quand il s’agissait de leur soutirer quelques sous.

L’elfe sentait bien qu’il n’était le bienvenu ici que dans les bras de sa belle gitane, et non parmi la troupe de forains, si bien qu’il décida un jour de reprendre sa route et d’oublier tout le mystère et les rêves dont cet endroit lui empli la tête. Il expliqua à Sophia qu’il devait se marier et qu’il cherchait l’Amathya, la fleur de l’éclipse, ce qui fit rire la gitane. Elle lui dit que cette fleur ne se trouvait pas, mais que c’était plutôt elle qui trouvait les gens qui en avaient réellement besoin. Elle lui recommanda de rentrer chez lui et si la fleur lui était destinée, elle croiserait son chemin. Lors de leur dernière étreinte, Ilikiel avoua son amour à Sophia, il lui dit que même s’ils ne se reverraient pas, son cœur restait avec elle. Cette dernière ne semblait pas le moindrement secouée par l’idée du prochain départ de cet elfe qu’elle avait tant attendu, c’était comme si elle avait accepté les faits il y a déjà longtemps. Ils se quittèrent un soir de pleine lune, où éclairés par les feux de joie, ils s’embrassèrent une dernière fois…


Post by Amathya Silwinaïré, Juge - January 20, 2007 at 11:49 PM

La Maudite

Cette nuit là, le ciel était aussi sombre que l’obsidienne. La lune noire, bien qu’invisible, suivait son trajet millénaire au dessus d’un épais manteau de nuages qui voilaient même l’éclat des étoiles les plus vives. L’orage s’était abattu sur la troupe de forains, lavant le sol infect des détritus qu’ils laissaient sur leur passage, faisant claquer la toile des tentes et craquer les branches des arbres environnants. Cependant on entendait des rires-ci et là, des relents de musique venant de certaines caravanes, mais surtout, on pouvait entendre les cris douloureux de Sophia, provenant de sa caravane qui était marquée d’une grande affiche colorée, aux mots pompeux: « Sophia, Voyante Mystique». En cette nuit noire naissait son premier et unique enfant, le fruit d’un amour éphémère. Dehors, un petit regroupement d'amis et de parents attendait anxieusement la naissance de l'enfant: les adultes prenaient refuge sous une grande bâche alors que quelques enfants jouaient et patogaient dans la boue.

La naissance de l'enfant de Sophia n'était pas très bien vue par la Famille -c'est ainsi que la troupe de forrains s'appellait entre eux- il était peu apprécié que des enfants soient conçus en dehors de leur cercle fermé, et encore plus avec des êtres d'autres races. L’Ancienne, dirigeante de la troupe de forains, était la seule personne présente à son chevet, recueillant l’enfant né dans la souffrance d’un regard froid et inquiet. Elle dévisageait la petite créature inoffensive qu’elle tenait, d’un mauvais œuil.

« Tu sais ce que ça veut dire, ma fille, de naître à la lune noire… très mauvais présage »

Les traits de Sophia, fatigués après ses efforts et engourdis par la douleur, trouvèrent quand même les moyens de se crisper en entendant sa grande tante. Les gitans étaient très superstitieux, les forains encore plus, et bien que ces affirmations auraient pu sonner ridicules aux oreilles de personnes plus éduquées et averties, Sophia les prenait très au sérieux. Les supertitions étaient considérées comme des faits parmi la Famille; les présages de l'Ancienne aussi semblaient aussi concrets que la terre sur laquelle se déplaçaient leurs caravanes. Sophia tendit cependant les bras vers le nouveau né qui gigotait et tremblait de froid entre les bras de l’ancienne.

« On peut la tuer tout de suite si tu veux… » Disait la vielle. Sophia tressaillit, s'écriant: « Non! Laisse moi la voir! »

La grossesse de Sophia s’était avérée difficile, la naissance encore plus. Elle n’avait jamais autant souffert pour quoi que ce soit et la dernière chose qu’elle désirait, c’était qu’on lui retire le fruit de ses efforts. Elle avait consulté les cartes, elle avait demandé leur bénédiction aux esprits, elle s’était préparée à être mère durant des années, sachant que ce jour viendrait, et neuf mois durant elle avait porté la culmination de toutes ses attentes en son sein. Elle connaissait déjà cette petite fille, même si elle ne l’avait jamais tenue dans ses bras, elle savait déjà qu’elle ne pourrait s’en séparer.

Alors qu’elle toucha nouveau né pour la première fois, l’accueillant entre ses bras, elle reconnût tout de suite les traits elfiques du père et le teint de peau ambré de sa propre famille… mais quelque chose clochait. Elle comprit alors pourquoi le regard de l’Ancienne se faisait si grave: s’ajoutant à la superstition de la nuit noire, venait un second mauvais présage, encore plus effrayant. Sa petite fille avait les yeux verrons, un œuil ambré comme ceux de sa mère, et un œuil rouge comme le sang. La petite protestait déjà, criant à tue tête, même si elle ne comprenait pas les mots de sa mère et de sa grande tante, on aurait dit qu’elle était née inquiète, angoissée.

« Elle a le mauvais œuil Sophia… tu ne penses tout de même pas la garder? » La voix de l’Ancienne s’élevait pardessus les cris du bébé. « C’est ma fille » répondit Sophia « Et c’est mon destin, je la garderai, je l’ai ainsi lu dans les cartes, j’aurai une fille, et elle vivra. » Sophia semblait confiante, elle vivait selon ses présages uniquement, et bien qu’elle ait un grand respect pour sa grande tante, elle savait ce qu’elle avait à faire, et personne ne lui dicterait autrement. La vieille femme grommela, elle ne pouvait rien contre la décision de sa fille, tant qu’il ne serait pas prouvé que le bébé porterait vraiment malheur à la troupe. « Bien alors, garde la, mais dès qu’elle aura l’age de marcher, je veux que tu la mettes au travail! Et cache moi cet œuil au plus vite, avant qu’elle ne porte malheur à toute la troupe! Une gamine de plus, on n’en a pas besoin... » groméla la vieille «On a assez de bouches à nourrir! Une maudite en plus… »

L’ancienne, contrariée, quitta la tente, laissant la mère avec sa fille. Elle se dirigea vers le regroupement de forains qui attendait impatiemment dehors. « Vous ne pouvez la voir » dit l’Ancienne, d’une voix autoritaire « en ce soir est née la Maudite ». Des chuchotements étonnés passèrent parmi la petite foule, ils échangèrent des regards confus, effrayés. Cette appellation qu’avait utilisé l’Ancienne serait dorénavant celle qu’utiliserait toute la Famille envers la gamine et la nouvelle que la Maudite était née commença lentement à traverser le camp. Cependant sa mère avait un nom plus doux en tête… Au chaud, dans sa caravane, Sophia serrait la petite fille dans ses bras, en tachant de calmer ses pleurs. Ses lèvres dorées se posèrent sur son front. « Ne t’en fais pas ma petite fille, ils ne te toucheront pas… tu m’étais destinée, ma jolie Amathya… »