Ténèbre Chanteflame - La paria

Ténèbre Chanteflame - La paria

Post by Ténèbre Chanteflame - June 27, 2010 at 5:32 PM

Tout un émoi, pour un si petit arrivage.

Tous les habitants avaient cessé leur labeur lorsque le navire des marchandises était venu porter une lettre. C'est que du courrier était une denrée rare, sur l'Île des Parias, au sud de l'Empire Berguenois. Eux, avec qui personne ne voulait avoir de liens. Même les matelots du caboteur ne descendaient pas sur l'île. Ils laissaient les exclus monter le charbon à bord sans provoquer un quelconque rapprochement, que ce soit physique ou verbal.

Coupés de la vie extérieure, les Charbonniers s'entretenaient en rendant hommage à l'esprit de la montagne. Ils entretenaient un grand feu, qui, depuis plusieurs décennies, ne s'était jamais éteint. Ce feu était le centre de leur univers. Il les réchauffait lors de la saison froide, il les rassemblaient lorsqu'un drame éclatait, et il était au coeur même des villageois lorsqu'ils faisaient la fête. Ce matin-là, lorsque tous les hommes finirent de charger le navire de transport, un jeune mousse, qui avait du front tout le tour de la tête, approcha l'un des immenses charbonnier, et lui remit le pli. Le rouge aux oreilles, il lut à voix haute le nom qui était écrit sur le papier.


"ARNBJÖRN !"

La voix caverneuse du colosse avait parcouru presque toute l'île. Pourtant, le molosse à qui était adressé cette lettre n'était qu'à quatre pas. Le destinataire du courrier n'était pas monté sur le bateau, il avait pris la responsabilité du feu, pendant que ses camarades livraient la marchandise et rapporteraient ensuite les provisions leur étant destiné.

"Bougre! Erik! Pas b'soin d'crier, ch'juss à côté!"

Un rire gras éclatat, puis les deux immenses gaillards se saluèrent à grandes tapes sur l'épaule et poignée de main chaleureuse.

"Y'a des nouvelles d'la p'tite."

C'est d'un regard chargé d'émotions que le dénommé Arnbjörn prit le délicat petit papier entre ses grosses pattes d'ours. Un trésor précieux, un joyau inestimable: des nouvelles de sa fille unique.

"ARNBJÖRN Chanteflame - Île des parias"

L'homme caressa l'écriture, comme s'il venait doucement lisser de ses gros doigts salis par l'ouvrage le doux menton de sa précieuse enfant. Grand et fort comme la montagne où il habitait, il s'assit, saisit de l'intérieur comme si la tempête menaçait de le faire tomber. Puis, il lut haut et fort, pour partager les nouvelles à tous ses autres camarades.

Mon tout petit papa,

Je suis arrivée dans l'empire du nouvel espoir il y a deux semaines. Je sais bien que j'aurais dû t'écrire bien avant maintenant, et je n'ai pas d'excuses à te présenter, sinon que j'en suis désolée. J'essaierai de donner des nouvelles plus souvent, promis! Promis! Systéria est encore plus bonne et grande que le disais la rumeur. Les gens y sont étrangement généreux et bons.

Dès la première journée où je suis arrivée, on m'a donné des vêtements de couturier presque neufs. Une vraie robe féminine, et le luxe de porter des bas. Ils les donnent, peux-tu y croire?

Le regard larmoyant du père trop fier de sa fille interrompit sa lecture pour s'exclamer à ses camarades: "Ils les donnent! Ah Ha! Ha!". Puis il reprit là où il s'était arrêté.

J'ai erré près de trois jours dans la ville, à essayer de comprendre les règlements, les traditions et les coutumes. Puis j'ai été invitée, tout bonnement, à rejoindre des jeunes gens - et des moins jeunes - à leur tablée dans une taverne. Pas dans un quartier mal fâmé en plus! Ils discutaient d'une guilde, de druides et de shamans. Puis, j'ai réalisé qu'ils partageaient beaucoup de nos propres croyances. J'ai donc rejoint la compagnie de l'Assemblée Druidique. J'aurai bientôt une petite maison qui me sera offerte en échange de mes bons et loyaux services.

Tu voies mon petit papa, une fille de paria peut espérer mieux que d'être offerte en mariage en l'échange de deux boeufs et une poule grasse.

Je t'envoie quelques écus et une pâtisserie locale avec ma prochaine lettre!

Dis bonjour à tout le monde de ma part. Je t'aime beaucoup,

Ténèbre

Cette soirée-là, autour du feu de l'île des parias, on raconta des histoires incroyables sur ce que devait être cette terre d'espoir nommée Systéria.


Post by Ténèbre Chanteflame - June 28, 2010 at 4:39 PM

La progéniture.

Cette nuit là, Arnbjörn avait serré le papier contre lui. Il avait beaucoup pleuré. Dans sa petite chaumière de pierre et de paille, qui était si vide, si vide. Les peaux de phoques le tenaient au chaud, et il s'était laissé aller à son chagrin, à l'abris des regards et des jugements.

Bien qu'on considérait au village qu'il était celui qui avait le mieux réussi, monsieur Chanteflame, lui, se sentait misérable et rabougris par l'intérieur. Arnbjörn avait eu la chance de faire un mariage -c'était une chose rare sur l'Île des Parias, il y avait peu de femmes-, puis sa femme lui avait donné une magnifique enfant. Mais les autres ne voyaient que cette façade. Nombre d'entre eux auraient échangé une vie prospère contre la chance de dormir contre la chaleur réconfortable du sein d'une femme. Surtout celle qu'avait épousé le colosse. Mais elle était repartie comme elle était venue : dans des circonstances un peu étranges. Morte depuis le jeune âge de la très controversée Ténèbre.

À la lueur de sa lampe à l'huile, le berguenois se tournait et se retournait. Les dieux lui refusaient le repos. Celui qui calme les esprits, celui qui permet au corps de retrouver la paix. Non. Son crime était trop grand, trop odieux. Et pourtant, nul autre que lui... et peut-être sa fille, en connaissaient la nature.

Les yeux clos, il se rappelait. Il se rappelait de ses cheveux noirs et hisurtes. De ses frêles épaules qu'il avait tenues dans ses mains. De l'odeur qu'elle dégageait, de son épaule qu'il avait effleurée du bout de ses lèvres. Il se rappelait aussi de son regard de femme. Le même qu'avait sa mère. Oui, il se rappelait trop bien. La raison pour laquelle il avait voulu la forcer au mariage. Pour l'éloigner de lui. Pour ne plus être en proie à son maléfice.

Sa souffrance serait éternelle. À jamais, il se culpabiliserait de désirer tant le fruit de ses entrailles. Et heureusement, il n'avait pas cherché davantage à goûter le fruit défendu. Peut-être aurait-il péri comme sa femme, léché par les flammes purificatrices. Il espérait de tout son coeur que sa petite Ténèbre, son orageuse enfant, n'ait jamais eu conscience d'éveiller en son père les désirs d'un homme pour une femme.

Ah, petite lettre si bouleversante. Un déchirement entre l'envie de la rejoindre, et celle de la laisser vivre, en liberté.


Post by Ténèbre Chanteflame - August 4, 2010 at 12:12 AM

Tendres souvenirs...

Arnbjörn se retournait sur sa couche. Pâle, frissonnant de toute sa gigantesque carcasse. Comment tant de joie avait pu l'empoisonner ainsi. Il n'était ni malade, ni mourrant. Il ne faut pas se méprendre. Il était émotionnellement souffrant. De ses grands yeux bleus clairs se déversait la houle de la mer, qui ne cessait de frapper sur la plage de galets. Une tempête. La chaumière était terne et bordélique. Plus aucune femme ne devait y entrer. Il ne savait pas bien les traiter. Son envie pour elles avait raison de ses actions. Honte sur les Chanteflame. Honnis soient-ils. Il ferma les yeux.


Trois ans. Petit bout de choux. La blancheur de sa peau contrastait horriblement avec le paysage sale et dévasté de l'île des charbonniers. Les pointes de ses cheveux hisurtes et noirs rappelaient à tous le plumage des corbeaux, qui venaient parfois se repaître des créatures marines qui s'échouaient sur la berge.

Cette journée-là, c'était un dragon de mer qui était atteri sur les galets. Montessa Chanteflame était morte depuis trois jours. Étrangement, la petite ne semblait pas en souffrir. Il était vrai, après-tout, que la mère ne s'était jamais intéressée à sa progéniture. Dans le village des parias, on s'inquiétait. Jamais les créatures mythiques ne s'étaient approchées de si près leur île. On ne savait pas s'il fallait célébrer ou bien donner une célébration mortuaire. L'éducation était à peu près inexistante dans ce coin de pays. L'enfant, elle, avait la candeur qu'on attribue à toute créature de bas âge. Ainsi, elle s'approcha du gigantesque animal. Tous les hommes retinrent leur souffle. Particulièrement Arnbjörn, lorsqu'il vit la tête du monstre s'étirer vers la fillette. Elle avait encore des fossettes aux coudes, ces mignones attributions d'un enfant bien nourri. Tête-à-tête, l'enfant et le dragon, la bête expira pour la dernière fois.

Le soir-même, on dépeça la viande de la carcasse morte, on nettoya le crâne, et il fut mit sur la pierre centrale autour de laquelle ne s'éteignait jamais le grand feu. Le soir-même, Ténèbre joua un air en soufflant dans la bouteille de rhum d'un des pêcheurs. Ce fut la première fois, et elle n'arrêta plus jamais de jouer de la musique.