Tisse, Agnes, tisse...

Tisse, Agnes, tisse...

Post by Agnes Roosje - June 30, 2011 at 5:44 AM

Chez Madame.

Je me suis fait surprendre à être distraite.

- Agnes !

La voix austère de Madame me rappelait à mon travail. Son ton était impérieux et me faire surprendre ainsi m'avait donné un désagréable frisson qui a parcouru mon échine entière. J'avais, une fois de plus, laissé vagabonder mon esprit sur les ondulations des cordes de la harpe que l'une des servantes grattait avec beaucoup de talent. Un soupir est mort sur le bord de mes lèvres, j'ai baissé le regard et je me suis remise à tisser. Des broderies. Je repassait les armoiries de Madame Evelien Hanna Bente, ou plus simplement: ma tante. Je les reprisait sur ses mouchoirs, sur ses draps, sur ses rideaux, les nappes, robes, chemises, chaussettes et les Dieux savent quoi encore. Le même motif, encore et encore, et encore.

Je suis arrivée à sa modeste maison de campagne il y a tout au plus trois mois. Une modeste maison de campagne comprenant plusieurs centaines d'arpents de terre, des vallons verdoyants avec de jolis coquelicots rouges semés ici et là dans les prés sauvages. Les chevaux de race y broutaient paisiblement alors que la cours était solidement fermée d'une clôture de bois traîtée à la chaux. Un saule centenaire soutenait une balançoire où je rêvais de me poser. Mais l'accès extérieur à la demeure m'était interdite. Ce serait néfaste pour mon teint, disait-elle.

Bien sûr, on trouvait toujours à redire sur mon éducation. Après tout, si je m'étais retrouvée chez ma froide parente, c'était pour m'offrir en ôtage, le temps que mes parents arrivent à rembourser des dettes tristement accumulées. Je n'avais pas pu rejoindre le pensionnat, contrairement à mes cousins. Je n'avais pas pu suivre de cours de diction, de poésie ou encore d'histoire politique. "Une honte' à la famille", s'amusait-on à me répéter. "Une chance qu'elle porte le nom de son père", ajoutait-on fréquemment.

Le doux son de la harpe s'est arrêté. L'horloge grand-père a sonné son hymne de trois heures. J'ai relevé la tête, sans oser m'étirer. Le travail de broderie me donnait des courbatures sur la nuque et dans les épaules. Parfois, ça tirait jusqu'entre les omoplates. Mais je croyais bien qu'il serait très mal vu que je me plaigne. Je posais donc simplement mon anneau de velours sur l'appui-pieds qui était installé devant mon fauteuil. Madame se levait la première, toujours. Ensuite, je devais la suivre. La rumeur des servants était ponctuelle. Le tintement de la porcelaine indiquait que le thé était sur le point d'être servi. Nous allions donc rejoindre la salle à dîner où les fils de Madame Bente discutaient probablement déjà de leur partie de chasse au renard. Comme d'habitude, Madame féliciterait ses fils en leur proposant de faire empailler leur plus belle prise du mois. Comme d'habitude, ils lui offriraient la queue de leur prise, et comme d'habitude, après le dîner, je serais forcée à l'ajouter au manteau que nous préparions pour le prochain Opéra auquel ma tante devait assister en compagnie du docteur Edwin.

Mon oncle était très malade depuis à peu près dix-huit mois. D'abord, nous avions cru à des rhumatismes, puis, rapidement, ça a dégénéré. Ses jambes ont été les premiers de ses membres à cesser de bouger. La paralysie est montée sur son côté droit. L'un des rares plaisirs auxquels il s'adonnait encore à ce moment là, c'était de fumer sa pipe. Puis, sa main gauche a commencé à raidir à son tour. Désormais, il arrive tout juste à murmurer et à manger. Il a été installé dans le bureau. La pièce a été réaménagée et les servantes viennent y changer les fleurs régulièrement. Le docteur lui administre différentes solutions, pour, dit-il, augmenter l'espérance de survie de Monsieur. Mais depuis longtemps déjà, Madame n'y entre plus.


Post by Agnes Roosje - July 1, 2011 at 5:46 AM

Le cousin Hans.

Les Dieux ont grâciés Madame de trois fils. Ils sont semblables et différents à la fois. Nicolaas, l'ainé, Fabian, au centre et Hans, le cadet. Mes deux cousins les plus âgés ressemblent beaucoup à mon oncle. Ils sont d'une forte charpente, les traits frontaux proéminents. Leurs cou sont larges comme celui d'un boeuf, leurs mains épaisses comme des menhirs. Cependant, Nicolaas a le regard profond et rusé de ma tante. Fabian, plus innocent, a cette gentillesse dans sa façon de vous regarder de ces gens qui n'appartiennent qu'à ceux qui renoncent aux femmes. Hans, tout à leur contraire, a des traits doux et délicats. Nous nous ressemblons beaucoup. À penser que nos mères nous auraient portées dans une seule et même poche. Il a cet emportement de l'adolescence, lorsque ses frères l'entourent. Mais lorsque je le rencontre seul, il est silencieux et effacé. Rarement, il porte son regard sur moi et ne me parle jamais directement.

Il y a une semaine, nous avons fêté les fiançailles de Nicolaas avec la belle Willemijn du domaine d'à côté. J'ai pu participer à la préparation de demoiselle avec Madame. Nous lui avons tressé les cheveux, selon une coutume ancestrale. Nous les avons remontés et y avons attaché une broche richement parée. De jolies fleurs de pommier ont été incrustées dans sa chevelure blonde. Une robe à multiples volants lui a été offerte dans une teinte vert fougère. Les dentelles couleur crème avaient presque la même douceur que la peau de la jeune fiancée. Mais j'ai noté qu'aucun éclat n'a brillé dans ses yeux alors qu'ils prononçaient leurs voeux, quelques heures plus tard. Je n'ai pas compris sur le moment pourquoi. Enfin, je sais bien que les mariages entre familles aristocratriques sont souvent arrangées. Mais j'ignorais tout des termes de leurs ententes. Il faut dire que ça ne me concernait ni ne m'intéressait d'aucune sorte. Alors je suis allée danser avec mon cousin Fabian. Lui, masquait les apparences en me prenant comme partenaire de danse et moi, je m'amusais. C'était si rare.

Très tard, dans la nuit, je raccompagnais les derniers invités restant à la porte du domaine de Madame, avec un domestique. Ma tante dormait depuis de nombreuses heures déjà. Le servant m'a raccompagnée ensuite jusqu'au hall avant de descendre aux quartiers des domestiques. J'ai donc continué mon chemin seule dans les couloirs qui me séparaient encore de ma chambre. Au détour d'un croisement, cependant, je suis restée estomaquée. J'ai voilé le hâlo de lumière qu'envoyait la flamme de ma lampe à l'huile de la main droite et j'ai cherché à reculer, jusqu'à ce que je remarque le regard de mon cousin Nicolaas, braqué sur moi. Un sourire étrange, effrayant. Il labourait l'intérieur d'une servante comme un animal, la maintenant d'une main, et la forçant à se taire de l'autre. Je me suis sentie comme une biche, guettée par le loup. Une frayeur paralysante qui essayait de s'installer, j'ai soufflé sur la flamme de ma lampe et j'ai couru dans la direction opposée.

Je suis entrée dans la chambre de Hans, par mégarde. Me culpabilisant d'avoir laissé là la pauvre domestique qui subissait les châtiments de Nicolaas.


Post by Agnes Roosje - July 5, 2011 at 1:48 AM

**Le cousin Hans **

Un déclic retentit derrière moi. Bien que je n'ai jamais eu le loisir de l'entendre dans mon passé, j'arrive parfaitement à deviner de quoi il s'agit. Dans l'état de terreur où j'étais déjà bien ancrée, j'ai senti le froid envahir mes entrailles et le poids de l'air peser sur mon corps tout entier. J'avais l'impression que j'allais m'effondrer sur le sol. Mes mains moites se sont mises à s'engourdir, suivi de mes pieds, jambes, et ma tête. Mais la voix de mon cousin a retentit juste au bon moment pour éviter que je ne m'évanouisse.

-Tournez-vous doucement et introduisez-vous, sans quoi, je vous perce la tête avec un carreau.

Très doucement alors, je me retournai. Un pivot, sans aller d'avant, ni d'arrière. Une poignée de noeuds au fond des entrailles. J'avais très envie d'uriner, mais j'arrivai à me retenir. Il faisait nuit noire. En levant les yeux, j'ai pu voir sa silhouette découpée par les rayons du clair de lune qui entraient par l'immense fenêtre, derrière lui. Je devinai sa nudité à l'ombrage qu'il projetait, et j'en étais d'autant plus troublée. La lumière projetée par l'astre nocturne ne se rendait pas jusqu'à moi, et j'ai dû murmurer de façon inaudible, car il me somma de répéter ma présentation, avec un ton, ma foi, très impatient.

-Cousin Hans, je vous en prie, commençai-je, c'est moi, c'est Agnes. Votre cousine. Ne tirez pas, je suis entrée par mégarde, une frousse m'a prise, c'est idiot... je...

-Agnes ?! Attendez un peu que j'enfile ma chemise. Continua-t-il, en me coupant la parole.

Je me suis détournée rapidement en l'entendant baisser la garde. J'avais vive hâte de sortir de cette pièce, mais lorsque j'ai touché l'anneau, j'ai senti sa main se poser sur la mienne. Sa poigne était ferme, mais douce. Je craignais toujours pour ma pudeur, mais je vis à son poignet l'ourlet de sa chemise, et j'ai été un tant soit peu rassurée. Je me suis retournée à nouveau, pour lui faire face, et j'ai pu remarquer les traits de son visages, plus prononcés par la lueur de sa lampe à l'huile qu'il avait préalablement allumée. Il avait ce regard vagabond, ni trop sûr, ni trop incertain. La barbe naissante d'une pilosité précoce entourait l'ourlet de ses lèvres que la nature avait fait en miroir avec les miennes. Je n'avais jamais été si près d'un homme, même si celui-ci n'avait que seize ans. Mon regard a croisé le sien, j'ai senti qu'il cherchait cette connection, et, en sentant cette bouffée de chaleur qui annonce la gêne monter à mon visage, j'ai baissé le menton. Il a probablement senti mon malaise, puisqu'il m'a cédé plus d'espace ensuite en reprenant la parole.

-Quelqu'un vous a-t-il poursuivie, cousine? Y a-t-il un danger dans la demeure de Madame?

J'ai bafouillé un peu avant de donner une réponce concise. Le respect dont il faisait preuve me rassurais, me mettais en confiance. Mais j'avais également peur de parler en mal de son frère, d'être prise en faute, même si, de mon point de vue, je ne l'étais pas.

-Cousin, je... J'ai été effrayée par votre frère, Nicolaas. Je ne sais si c'est là une fabulation de jeune fille dans la noirceur déjà établie ou bien une impression bien réelle, mais je l'ai surpris avec une servante. Je haletais les paroles plus que je les prononçais, j'avais envie de pleurer, mais son regard était réconfortant et il semblait si empathique que je me permis d'en dire davantage.* Il m'a regardée d'une façon si étrange que j'ai pris panique et suis entrée dans la pièce qui me semblait la plus sécuritaire, sans me poser de questions... Et le hasard a voulu que ce soit votre chambre.*

C'est alors que j'ai remarqué que les mains de mon cousin s'étaient serrées à devenir des poings. Sa posture et ses traits faciaux s'étaient crispés à ressembler à de la colère.

-Maudit soit-il, maudit soit-il, ragea Hans. Il nous avait pourtant averti...

-Que voulez vous dire? Le questionnai-je aussitôt.

-Qu'il vous faudra briser la promesse de vos parents, ma cousine. Que votre cousin Nicolaas a dit, à notre dernière partie de chasse, qu'il allait faire de vous le prochain trophée à son mur. Dieux que je le hais. Oh, Agnes, vous êtes si belle et si douce. Je ne pourrais accepter de vous voir maltraitée par ce rustre, qu'il soit mon frère ou autre. Je lui en voudrais jusqu'à sa mort, et bien davantage s'il s'en prendrait à vous. Vous devez fuir, peu importe ce qui arrivera à vos parents. Car votre destin sera beaucoup plus tragique que le leur si vous ne le faites pas.