L'eau et l'hirondelle
Post by 慈禧, Ind - March 13, 2012 at 10:15 PM
La nuit recouvrait les rizières et la masure qui les surplombait. Nulle lumière, pour percer la chape de plomb qui recouvrait le paysage. Nulle lueur ne s’élevait de la demeure, que l’on aurait pu croire endormie, sans quelques éclats de voix, et cris étouffés.
Nulle flamme, pour éclairer cet intérieur d’une extrême indigence. Si les astres avaient accordé leur faveur, si la lune avait daigné montrer son visage pour laisser filtrer ses rayons dans cet intérieur pauvre, on n’y aurait vu qu’un sol de terre battue, un mobilier improvisé, quelques peaux sur un kang d’argile, et une femme, allongée dessus, en train d’y accoucher. Le kang était froid. Les braises qui chauffaient la couche étaient éteintes depuis longtemps. Pas de trace de l’homme de la maison : même parmi les sous-classes, il n’aurait pas été décent qu’un homme demeure au sein du domicile. Pas de trace non plus d’une sage femme : qui voudrait assister une femme d’une sous-caste, sans moyens, à donner vie?
Un premier vagissement.
La femme en sueur reprit son souffle, s’étira pour prendre délicatement le nourrisson, effleura son visage de sa main avant de le ramener à son sein.
"-Yanzi… "
L’hirondelle. L’enfant se nommerait ainsi. Quel intérêt pour la mort de se saisir d’une hirondelle. Assurément, ce nom ne se trouverait pas sur sa liste. La femme en était intimement persuadée. Ainsi, l’enfant serait protégé. Dans une telle précarité, il était impératif de jouer de ruse afin de tromper la mort, après tout.
Une nouvelle crampe saisit la paysanne, et la prit de court. On l’avait prévenu qu’après l’enfantement, les douleurs continuaient un peu, qu’il faudrait aussi mettre au jour la matrice de l’enfant. Quelques efforts plus tard, un nouveau vagissement, qui surprit la nouvelle mère. N’était-ce pas terminé?
Elle récupéra le second enfant, l’inattendu.
"-Shui."
L’eau. La mort ne s’intéresserait pas davantage à prendre l’eau. Comme c’était étrange : la matrice entourant son enfant aurait donc pris forme humaine? La nouvelle mère ne serait pas à bout de ses questionnements, mais elle était convaincue d’une chose. Ces deux êtres étaient voués à une immanquable complémentarité, ainsi qu’ils l’avaient exprimé en son sein, ils l’exprimeraient dans le monde.
Mais quelle différence cela ferait-il. Après tout, deux enfants plutôt qu’un en servage, deux bouches plutôt qu’une quand le riz était déjà rare, cela ne changeait pas grand-chose.
Post by 慈禧, Ind - March 13, 2012 at 11:35 PM
Un peuple Sans Nom.
La légende parlait des origines de ce peuple. Avant leur arrivée anarchique sur l'Archipel T'Sen, ils étaient maîtres d'un grand continent, œuvrant pour une civilisation puissante frappée de damnatio memoriae. Mais ce continent sombra dans les eaux tempétueuses, affamées et toujours plus avides de terres à couler. Un peu de ce peuple se trouva rescapé de cette catastrophe et trouva le refuge le plus proche en l'Archipel de T'Sen où les hommes qui y vivaient leur étaient semblables...
Physiquement seulement. Les survivants furent opprimés, asservis et durent renoncer à tout nom, à toute langue, à toute culture. Il fallait penser T'Sen, être T'Sen sans jamais prétendre à égaler leur excellence.
Les Anciens disent que cette légende n'est qu'une illusion, destinée à oublier qu'un jour les Sans Nom furent T'Sen, mais bâtards et assujettis aux puissants seigneurs de la guerre pour cette raison. Ils devinrent des larves, et aujourd'hui ils survivent au ras des rizières, à l'ombre des filets de pêche. Leurs pieds et leurs mains liés à la terre, ils n'ont pas de noms hormis celui de ceux qu'ils servent. Qu'ils furent T'Sen ou issus d'une peuplade au passé glorieux ne change rien au présent, mais peut-être tout à l'avenir. C'est ainsi que parlent les plus sages d'entre eux, lorsque le travail aux champs est terminé et qu'ils font la leçon de calligraphie et autres sciences ancestrales aux plus jeunes, comme l'étaient Shui et Yanzi.
Les deux sœurs entamaient leur treizième année sous le signe du deuil. Un père qui avait lâchement tenté de fuir, rattrapé et exécuté par les guerriers du clan Suzuki. Il avait été exécuté sans sommation, pour donner l'exempte et parce qu'un paysan de moins sur ces terres presque surpeuplées ne comptaient guère. Yanzi avait beaucoup pleuré dans les bras de sa mère, déplorant la perte d'un paternel, alors que Shui, telle l'eau souterraine qui suivait son cours paisiblement, avait gardé des yeux secs. Mais la treizième année était également la plus importante. Elles seraient définitivement attachées à un travail, qu'elles garderaient jusqu'à leur mort. Shui avait été assignée à la surveillance des piscicultures, et Yanzi désignée pour servir dans le château du Seigneur Suzuki, en tant que domestique.
Oh, la vie de servitude avait déjà commencé depuis treize courtes années.
Depuis qu'elle étaient nées Sans Nom.
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